DÉMEMBRER, EST-CE ABUSER?
S’il est des techniques patrimoniales ayant actuellement le vent en poupe, celle du démembrement de propriété en fait indubitablement partie.
Utilisée à bon escient, ses avantages fiscaux peuvent en effet être substantiels tout en conservant une souplesse certaine sur le plan civil ainsi qu’un cadre adaptable en droit des sociétés.
Ne présente-t-elle pour autant que des avantages ? La réponse est tout aussi indubitablement négative car cette oasis fiscale peut rapidement laisser place à un champ de bataille si aucune règle de prévention des différends n’est anticipée, voire une facture aride si l’administration fiscale parvient à la remettre en cause.
C’est dans le cadre de cette dernière hypothèse qu’une inquiétude a pu naître chez certains à raison de l’extension de la procédure d’abus de droit aux opérations poursuivant un but principalement fiscal. Le gouvernement a cependant rapidement œuvré à les rassurer : « l’intention du législateur n’est pas de restreindre le recours aux démembrements de propriété dans les opérations de transmission anticipées de patrimoine » et « la nouvelle définition de l’abus de droit telle que prévue à l’article L. 64 A du LPF n’est pas de nature à entraîner la remise en cause des transmissions anticipées de patrimoine et notamment celles pour lesquelles le donateur se réserve l’usufruit du bien transmis », mais tout ceci « sous réserve bien entendu que les transmissions concernées ne soient pas fictives » (RM Procaccia n° 09965, JO Sénat 13/06/2019 p. 3070).
Si cette réponse se veut rassurante, subodorons néanmoins qu’un certain soin a été pris à souffler à la fois le chaud et le froid.
Qu’en est-il en pratique ? Un arrêt venant d’être rendu par la CAA de Douai nous donne une illustration : l’administration fiscale tente de remettre en cause ces schémas sur le fondement de l’abus de droit et de l’acte anormal de gestion (CAA Douai, 01/07/2019 n° 17DA01029).
Les faits
Il s’agissait ici d’une question à la fois d’anticipation et d’organisation d’une succession, d’une part, mais aussi d’optimisation fiscale, d’autre part : un couple crée une SARL aux fins de reprise d’un fonds rural (détenu par l’intermédiaire d’une SCEA) et des bâtiments ruraux (détenus par l’intermédiaire d’une SCI) jusqu’alors exploité par un tiers.
Cette reprise est structurée comme suit :
-La SARL acquiert l’usufruit temporaire (d’une durée de 21 ans) des parts des SCEA et SCI ;
-Le couple acquiert la nue-propriété desdites parts ainsi que, pour mémoire, une part de chacune de ces deux sociétés en pleine propriété.
Les effets économiques du schéma
La technique du démembrement de propriété permet donc qu’une fraction du bien, correspondant à l’usufruit, soit acquise en contrepartie du droit aux revenus pendant la période du démembrement, alors que l’autre fraction, correspondant à la nue-propriété, soit acquise en contrepartie du droit à la pleine propriété à l’issue de la période du démembrement.
Schématiquement, l’usufruitier acquiert donc immédiatement les flux produits par le bien jusqu’à une date donnée sans autre prérogative sur le bien ni immédiatement ni à l’issue, tandis que le nu-propriétaire acquiert immédiatement le droit de propriété sur le bien ainsi que le droit, différé, à ses flux.
L’aspect patrimonial de ce schéma est donc certain puisqu’il permet de consolider, pendant la période de démembrement, l’exploitation des SCEA et SCI au sein de la SARL (notons qu’il s’agit ici d’une technique dite d’intégration sauvage puisque le résultat de ces dernières se mêleront, en application de l’article 8 du CGI, au niveau de la SARL, permettant une compensation entre leurs éventuels bénéfices et déficits respectifs), tout en permettant au couple de « récupérer » la pleine propriété des parts de ces sociétés à l’expiration de la durée arrêtée de 21 ans et donc d’en appréhender personnellement le prix de cession le cas échéant.
Quel est néanmoins le réel intérêt de ce schéma par rapport à une détention en pleine propriété des parts des SCEA et SCI par le couple ?
Outre la possibilité de pouvoir déduire l’amortissement du droit d’usufruit lui-même, tout simplement de pouvoir bénéficier sur les flux des règles fiscales de l’impôt sur les sociétés en interposant une société (la SARL en l’occurrence) soumise à cet impôt ! Il résulte en effet de l’article 238 bis K du CGI que les quotes-parts de résultats de sociétés translucides revenant à leurs associés soumis à l’IS doivent se calculer conformément à cet impôt. Ainsi, cet article revient concrètement à considérer que c’est la SARL qui réalise l’activité des SCEA et SCI (NB : nous savons que cette assertion fera bondir les puristes de la fiscalité, mais nous négligeons volontairement sa véracité technique au profit de son accessibilité), permettant d’en déterminer le résultat conformément aux règles de l’IS et donc de tenir compte des dotations aux amortissements relatifs aux immobilisations détenues par chacune d’entre elles ainsi qu’une plus large déductibilité des charges que l’impôt sur le revenu ne le permet.
Or, si l’IS se révèle généralement plus avantageux que l’IR en matière de fiscalisation des flux (davantage de charges déductibles + pas d’aggravation de la fiscalité personnelle des associés tant qu’aucune rémunération n’est allouée ou distribution décidée), il se révèle tout aussi généralement plus pénalisant que ce dernier quant à ses règles de de détermination et de taxation des plus-values de cession (la prise en compte des amortissements déduits revient à augmenter le montant de la plus-value taxable avec le temps, outre le fait que les possibles régimes d’atténuation sont marginaux).
Le recours à la technique du démembrement de propriété prend alors tout son sens puisqu’elle permet pendant une durée donnée (21 ans dans l’affaire étudiée) de taxer les flux selon les règles de l’IS au niveau de la SARL, et les éventuelles plus-values de cession selon les règles de l’IR au niveau du couple.
A gagner sur tous les tableaux, on comprend aisément l’attention que l’administration fiscale prête à ces schémas et, corrélativement, l’inquiétude de leur mise en œuvre peut provoquer chez les praticiens.
L’analyse de l’administration fiscale
Sommairement présenté, l’administration fiscale considère que cette structuration ne poursuit qu’un but exclusivement fiscal caractérisant un abus de droit, duquel elle en déduit une remise en cause de l’amortissement pratiqué par la SARL sur ses droits d’usufruit temporaire ainsi que de la déductibilité des intérêts des emprunts souscrits pour financer leur acquisition.
A titre subsidiaire, l’administration fiscale considère que la SARL, en n’ayant acquis que l’usufruit temporaire des parts des SCEA et SCI et non leur pleine propriété, avait commis un acte anormal de gestion au profit du couple dès lors que la pleine propriété future dont ils seront titulaires à l’issue du démembrement se voit économiquement financée en partie par la SARL.
La censure de la CAA
En ce qui concerne le grief d’abus de droit :
L’abus de droit se compose de deux braches que la Cour a pris soin d’étudier :
L’abus de droit par fictivité :
La Cour relève en premier lieu que ni la réalité ni les effets des actes d’acquisition en cause, notariés, ne sont contestés.
Aussi, elle relève que tant la SARL de reprise que les SCEA et SCI sont « le support d’activités économiques réelles » dès lors que la première retirait bien des revenus issus de l’activité des secondes : il en résulte que le montage ne peut être regardé comme « purement artificiel et fictif ».
L’abus de droit par fraude à la loi :
Selon l’administration fiscale, le caractère temporaire de l’usufruit acquis par la SARL de reprise résulte d’une application littérale des dispositions de l’article 619 du Code civil (aux termes desquelles un usufruit constitué au profit d’une personne morale ne peut excéder 30 ans) contraire à l’intention de leurs auteurs.
Or, ainsi que le souligne la Cour, « de telles dispositions, en elles-mêmes, n’ont aucun objet ni aucune portée fiscale et ne sauraient en conséquence être utilement invoquées par l’administration pour démontrer l’existence d’une fraude à la loi fiscale qui suppose l’utilisation de dispositifs fiscaux à l’encontre de l’intention de leur auteur ». Pour boucler le raisonnement, la Cour de poursuivre : « l’administration fiscale, qui n’invoque aucune disposition fiscale dont la SARL aurait recherché une application littérale à l’encontre des intentions de ses auteurs, en ayant recours au mécanisme de l’usufruit temporaire prévu par les dispositions de l’article 619 du code civil, n’établit pas l’existence d’un abus de droit ».
Bien que la preuve de l’application littérale d’un texte contraire à l’objectif poursuivi par son auteur ne soit pas rapportée, ce qui, en soi, suffit à écarter l’abus de droit par fraude à la loi, la Cour a malgré tout vérifié si le schéma poursuivait ou non un but exclusivement fiscal.
A ce sujet, la Cour relève que les effets fiscaux inhérents à l’acquisition de l’usufruit temporaire des parts des SCEA et SCI sont identiques à ceux qui auraient résulté d’une acquisition en pleine propriété des mêmes titres, à savoir :
-La déduction des intérêts des emprunts contractés pour leur acquisition ;
-La taxation à l’IS des résultats des SCEA et SCI ;
-Le fait d’en retirer une contrepartie dans les revenus versés par les SCEA et SCI.
Au-delà de cet argument, la Cour balaye le but exclusivement fiscal de l’opération en accueillant le moyen soutenu par la SARL selon lequel l’acquisition des parts de la SCEA en pleine propriété aurait fait obstacle à la mise à disposition des terres agricoles prises à bail rural par le couple puisque cette dernière nécessite que le capital de la société bénéficiaire soit majoritairement détenu par des personnes physiques en application de l’article L.411-37 du code rural et de la pêche maritime. Ainsi, selon la Cour, « la SARL avait un intérêt autre que fiscal à n’acheter que l’usufruit des parts de la SCEA » et c’est pourquoi « en conséquence, le choix de la SARL de n’acquérir que l’usufruit temporaire des titres des la SCI et de la SCEA répond, indépendamment de l’économie fiscale qu’elle lui procure en lui permettant de déduire l’amortissement de l’usufruit, à une préoccupation de nature économique afin de permettre à la SCEA de pouvoir bénéficier de l’apport des terres des époux dont ils sont locataires », et de conclure que « par suite, nonobstant l’avantage fiscal qui en découle, l’administration fiscale ne démontre pas que l’opération en cause procède, pour la SARL, de la recherche d’un but exclusivement fiscal ».
Partant, à défaut de démontrer une fictivité ou une fraude à la loi, la Cour rejette l’argumentation de l’administration fiscale consistant à démontrer un quelconque abus de droit dans la mise en œuvre du schéma en démembrement incriminé.
En ce qui concerne le grief de l’acte anormal de gestion :
Ce grief est déduit du fait que la SARL se serait appauvrie à des fins étrangère à son intérêt en souscrivant un emprunt pour l’acquisition de l’usufruit des parts de la SCEA et de la SCI alors que ce droit s’éteindra au bout de 21 ans sans indemnité ni contrepartie, outre le fait que le couple se retrouvera alors plein propriétaire des titres de ces sociétés dont 65% du prix d’acquisition, correspondant à la valeur de l’usufruit, aura été financé par la SARL.
La Cour se montre somme toute audacieuse en affirmant, en réponse, que « il n’est pas établi par l’administration fiscale que l’abandon au terme du délai de vingt-et-un ans, de l’usufruit au nu-propriétaire constituerait une intention libérale de la SARL au profit de son gérant dès lors que ce dernier a renoncé aux fruits des parts dont il est propriétaire pendant vingt-et-un ans au profit de la SARL », le cœur de son raisonnement semblant résider dans le fait que « l’administration fiscale n’établit pas non plus que le montant de l’usufruit temporaire des parts en cause pendant vingt-et-un ans devrait représenter moins de 65% du prix d’acquisition des parts », écartant par-là toute problématique de valorisation.
Outre cette question de la valorisation des droits d’usufruit acquis par la SARL, la Cour juge que « si l’administration fiscale fait valoir que l’amortissement pratiqué aurait été calculé de manière à compenser exactement les produits issus de l’usufruit, elle ne l’établit pas » au motif notamment que « les produits issus de l’usufruit n’ont pas vocation à être fixes ainsi que le montrent les résultats affectés à la SARL à proportion de ses parts » au capital des SCEA et SCI.
C’est pourquoi elle conclut que « les frais financiers en litige ne sont pas dénués de contrepartie pour la SARL, dès lors qu’ils ont pour objet l’acquisition d’éléments productifs de revenus pendant une période de vingt-et-un ans » et donc en l’absence d’acte anormal de gestion commis par celle-ci à l’occasion de l’acquisition des l’usufruit temporaire des parts des SCEA et SCI.
L’avis du Cabinet
L’exigence d’une substance économique suffisante pour faire obstacle à l’abus de droit
Le pragmatisme de l’analyse menée par la Cour est à souligner.
L’arrêt rendu prend, en effet, soin d’analyser très concrètement les tenants et aboutissants du schéma, notamment du point de vue juridique et économique, sans se limiter à l’appréciation proposée par l’administration fiscale.
Son enseignement est donc double :
-L’administration fiscale ne cessera de tenter de remettre en cause les structurations impliquant la technique du démembrement de propriété sur le terrain de l’abus de droit et de l’acte anormal de gestion ;
-La jurisprudence conserve néanmoins une approche réaliste des situations soumises, et il est donc primordial que ces structurations soient motivées par d’autres motifs que des considérations purement (voire seulement principalement !) fiscales.
Notons à ce titre que la nouvelle notion du but « principalement » fiscal ne devrait pas fondamentalement remettre en cause l’approche jurisprudentielle jusqu’alors en vigueur dès lors que le Conseil d’Etat considérait d’ores et déjà que les schémas procurant un avantage économique ou politique « minime », « négligeable » ou encore « sans commune mesure avec l’avantage fiscal tiré de ces opérations » ne faisait pas obstacle à la caractérisation d’un abus de droit (CE, 17/07/2013 n° 356523 ; CE, 11/04/2014 n° 352999).
Par ailleurs, cette affaire n’est pas sans rappeler une autre dont avait été saisi le comité de l’abus de droit fiscal (CADF, séance du 23 juin 2016, AC n° 5/2016, affaire n° 2016-11) : il était ici question de parents qui étaient associés de plusieurs SCI de location translucides. Ils créèrent deux nouvelles SCI soumises à l’IS : une première avec leur fille, et une seconde avec leur fils. Lors de la constitution de ces SCI, les parents firent apport de l’usufruit temporaire de la moitié des titres des SCI qu’ils détenaient jusqu’alors.
L’administration y vit un montage ne poursuivant qu’un but exclusivement fiscal afin d’atténuer la charge fiscale du couple par une application littérale des dispositions de l’article 238 bis K du CGI contraire à l’intention du législateur.
Le comité de l’abus de droit a considéré que :
-L’option d’une société pour l’assujettissement de ses résultats à l’IS n’est pas elle-même constitutive d’un abus de droit ;
-Toutefois, il en irait autrement si cette option était exercée par une société sans substance économique et créée dans le sel but d’atténuer la charge fiscale du contribuable. Or, au cas d’espèce :
Chacune des nouvelles SCI possèdent un compte bancaire et une trésorerie abondante issue de leurs participations en usufruit, laquelle leur permet d’acquitter leurs propres impositions et à procéder à des placements ;
L’une de ces SCI a acquis un bien immobilier locatif au moyen de cette trésorerie, et quand bien même cette acquisition s’est faite en partie par emprunt, cette circonstance ne démontre pas l’absence de toute substance économique de la société ;
L’autre SCI a pris une participation dans une société tierce qu’elle a progressivement augmenté au point que le fils en a ensuite pris la gérance.
C’est pourquoi le comité a considéré que la création de ces deux SCI, qui n’étaient pas dépourvues de toute substance économique, répondait, indépendamment de l’économie fiscale procurée par ailleurs, à des préoccupations familiales et patrimoniales du couple, chassant le but exclusivement fiscal imputé par l’administration fiscale.
Cette dernière s’est, pour mention, rangée à l’avis émis par le comité.
On retrouve ainsi la même approche, réaliste, que celle retenue par la Cour dans l’affaire commentée.
De même, notons qu’il a été récemment jugé que :
-La réalisation d’opérations de donations/apports/cessions relatives à l’usufruit temporaire de parts d’une SCI crédit-preneuse d’un immeuble qu’elle sous-louait à une SARL appartenant au même groupe familial, aboutissant à une situation où cette SARL se retrouvait in fine usufruitière des titres de la SCI avant qu’elle ne lève l’option d’achat prévue au contrat de crédit-bail, n’était pas constitutive d’un abus de droit dès lors que « l’augmentation du capital de la SARL SDMM décidée en vue d’attribuer à Mme A et à son fils des parts en rémunération de l’apport de l’usufruit temporaire des parts de la SCI a conduit à un renforcement des fonds propres de la SARL nécessaire à la continuité de son exploitation et que le produit de la cession ultérieure des parcelles a été réinvesti dans l’activité de cette société, permettant d’assurer sa survie » (CAA Marseille, 11/12/2018 n° 17MA02433) ;
-La substitution d’un droit temporaire d’usufruit à un bail commercial encore en cours ne saurait, en soi, constituer un abus de droit par fictivité dès lors que l’administration « n’établit pas, ni même n’allègue, que l’opération n’a pas eu pour effet de transférer effectivement l’usufruit temporaire de la propriété du bâtiment avec l’ensemble des obligations en résultant dans le cadre de l’acte de cession qui prévoit, notamment, la prise en charge par l’usufruitier des grosses réparations » (CAA Nantes, 31/05/2018 n° 16NT04182).
Corrélativement, il a été jugé dans une affaire plus ancienne que l’acquisition d’un droit d’usufruit temporaire portant sur des titres de société dénuée d’effets économiques concrets caractérisait, en revanche, un abus de droit dès lors que « si les bénéfices de la société [dont les parts sont démembrées] ont été effectivement comptabilisés au compte courant de la société [propriétaire de l’usufruit temporaire], la trésorerie de cette société n’en a pas pour autant été améliorée en l’absence de virement financier au cours de la période litigieuse ; qu’à cet égard, le service a d’ailleurs relevé que le premier paiement de la quote-part des bénéfices de la société [dont les parts sont démembrées] revenant à la société [propriétaire de l’usufruit temporaire] au titre des années 2003 et 2004, en sa qualité d’usufruitière, n’est intervenue que le 22 septembre 2006, soit après l’envoi de la proposition de rectification (…) ; qu’en outre, la cession en cause n’a généré aucun flux financier au profit de la requérante dès lors que le prix de la cession temporaire d’usufruit est demeuré inscrit sur son compte courant ouvert dans les écritures de sa filiale (…) ; que l’administration fiscale relève, enfin, que cette opération n’a pas permis d’assainir la situation financière de la société dont le résultat d’exploitation, en dépit d’une amélioration, est demeuré négatif de 2003 à 2006 compte tenu de la baisse constante de son chiffre d’affaires et que, de ce fait, cette société n’a acquitté aucun impôt sur sa quote-part des bénéfices de la société [dont les parts sont démembrées] » (CAA Versailles, 03/11/2011 n° 10VE02186).
L’absence d’abus de droit ne protège pas de l’acte anormal de gestion en cas d’évaluation erronée des droits démembrés
Outre ces problématiques, un autre angle de remise en cause par l’administration fiscale réside dans la contestation des valorisations retenues pour l’évaluation respective des droits d’usufruit et de nue-propriété.
Dans une affaire concernant une acquisition d’immeubles en démembrement, l’usufruit par une SARL et la nue-propriété par deux SCI, l’administration entendait établir le caractère délibérément majoré du prix payé pour l’acquisition de l’usufruit temporaire par rapport à la valeur vénale de cet usufruit afin de caractériser un acte anormal de gestion. Sans entrer dans les considérations techniques relatives à la méthode de calcul appliquée par l’administration à cette fin, notons que la Cour administrative d’appel de Nancy a jugé que « si la valeur de la nue-propriété à la date de la cession doit prendre en considération la valeur de la pleine propriété au terme du démembrement, l’administration, à qui incombe ici la charge de la preuve, ne démontre pas la cohérence de sa méthode fondée sur une actualisation de la valeur de la pleine propriété à partir d’un taux de croissance constant des revenus futurs de l’usufruitier pour la durée de son usufruit temporaire » et que, considération faite des termes de calcul retenus par l’administration, « dans ces conditions, cette méthode repose sur des termes de calcul non homogènes » et « la méthode de l’administration conduit par suite à une rentabilité interne de l’investissement déséquilibrée entre l’usufruitier et le nu-propriétaire et à un partage inexact, à la date de la cession, de la valeur en pleine propriété de l’immeuble entre celle de l’usufruit et celle de la nue-propriété, cette méthode erronée ayant pour conséquence que la somme de la valeur ainsi déterminée de l’usufruit et de la valeur vénale de la nue-propriété soit supérieure au prix d’acquisition de la pleine propriété » tout en précisant que « la seule circonstance que l’intérêt financier des sociétés civiles immobilières résiderait dans le coût très faible d’acquisition de la pleine propriété à l’issue de la période d’usufruit ne permet pas de regarder la valeur de l’usufruit à la date de la cession comme ayant été surévaluée » (CAA Nancy, 14/05/2019 n° 18NC00107).
Cet arrêt s’inscrit dans la lignée d’une décision rendue par le Conseil d’Etat (CE, 24/10/2018 n° 412322) ayant dégagé le principe jurisprudentiel suivant :
–« En cas d’acquisition par des personnes distinctes de l’usufruit temporaire et de la nue-propriété d’un même bien immobilier (NB : transposable à tous types de biens selon nous), le caractère délibérément majoré du prix payé pour l’acquisition de l’usufruit temporaire par rapport à la valeur vénale de cet usufruit, sans que cet écart de prix ne comporte pour l’usufruitier de contrepartie, révèle, en ce qu’elle conduit à une minoration à due concurrence du prix acquitté par le nu-propriétaire pour acquérir la nue-propriété par rapport à la valeur vénale de celle-ci, l’existence, au profit du nu-propriétaire, d’une libéralité représentant un avantage occulte constitutif d’une distribution de bénéfices au sein des dispositions (…) du c de l’article 111 du code général des impôts » ;
–« La preuve d’une telle distribution occulte doit être regardée comme apportée par l’administration lorsqu’est établie l’existence, d’une part, d’un écart significatif entre les prix convenus et les valeurs vénales respectives de l’usufruit et de la nue-propriété, d’autre part, s’agissant des parties au démembrement du droit de propriété, de l’intention de l’usufruitier d’octroyer, et pour le nu-propriétaire, de recevoir, une libéralité du fait des conditions de l’acquisition dudit bien » ;
–« En l’absence de toute transaction ou de transaction équivalente, l’appréciation de la valeur vénale doit être faite en utilisant les méthodes d’évaluation qui permettent d’obtenir un chiffre aussi voisin que possible de celui qu’aurait entraîné le jeu normal de l’offre et de la demande à la date où l’acquisition est intervenue. Dans le cas de l’acquisition d’un bien en démembrement de propriété, constitue une telle méthode d’évaluation celle qui définit des prix de la nue-propriété et de l’usufruit tels qu’ils offrent le même taux de rendement interne de l’investissement pour l’usufruitier et le nu-propriétaire ».
Il en résulte donc que la valeur vénale respective de droits démembrés doit être calculée de sorte à offrir un taux de rendement interne identique tant au nu-propriétaire qu’à l’usufruitier.
Nul doute que de nombreux contentieux seront portés devant les tribunaux dans les mois et années à venir sur ce fondement d’un écart significatif entre les valeurs retenues et celles qui auraient dû l’être en application de cette méthode car l’administration fiscale tient là un chef de redressement tout désigné ayant davantage de chance de prospérer que ceux fondés sur un prétendu abus de droit…
Dans une autre hypothèse, à savoir celle de la cession conjointe de l’usufruit et de la nue-propriété par leurs propriétaires respectifs, notons que l’administration fiscale évacue toute problématique de répartition du prix en admettant, tant en matière de cession d’immeubles que de titres, que la détermination de la valeur vénale respective de ces droits puisse résulter de l’application du barème de l’article 669 du CGI (§300 du BOI-RFPI-PVI-20-10-10-20160302 et §20 du BOI-RPPM-PVBMI-20-10-20-60-20150702) ce qui, à défaut d’être optimisant dans la plupart des cas, présente le mérite de la sécurité juridique !
Acte anormal de gestion et donation indirecte : double sanction en cas de remise en cause de l’évaluation
En conclusion, ne perdons pas non plus de vue que l’administration fiscale pourrait désormais assortir ses tentatives de redressement d’un principe jusqu’alors discuté en doctrine mais maintenant reconnu sans ambiguïté par la Cour de Cassation : celui de l’applicabilité des droits de mutation à titre gratuit aux hypothèses où le donateur est une personne morale (Cass. com., 07/05/2019 n° 17-15621 : l’article 902 du Code civil « selon lequel toutes personnes, sauf celles déclarées incapables, peuvent disposer par donation entre vifs ou par testament, n’exclut pas les personnes morales » ; en l’occurrence, une société avait cédé un terrain décrit dans l’acte comme une parcelle à bâtir alors qu’il résulta de l’instruction que celle-ci était d’ores et déjà bâtie au jour de la cession).
Dans un sens économiquement opposé, la Cour de Cassation a récemment jugé que le fait pour une personne physique d’abandonner un droit d’usufruit qu’elle détenait sur des titres d’une première société constituait une donation au profit d’une seconde société, nue-propriétaire desdits titres, étant précisé que son acceptation de la donation « résultait de la perception par la société des dividendes distribués » laquelle « valait acceptation rétroactive et implicite de la donation » (Cass. Com., 10/04/2019 n° 17-19733 ; pour mémoire, la société donataire était quasiment intégralement détenue par les enfants de l’usufruitier).
Dans un cas comme dans l’autre, la donation se voit alors taxée au taux applicable aux donations intervenant entre personnes non-parentes prévu par l’article 777 du CGI, soit 60%.
Tout compte fait, si démembrer n’est pas en soi abuser, s’y essayer sans en maîtriser la globalité des aspects demeure tout à fait… risqué !