Pacte Dutreil et donation en démembrement: quand l’absence de restriction des droits de vote de l’usufruitier fait tomber l’avantage fiscal… mais pas le devoir de vigilance !
Le recours au Pacte Dutreil s’est considérablement accru ces dernières années.
Chiffres clés : des estimations récentes indiquent que près de 3.000 nouveaux pactes seraient signés chaque année, avec plus de 90% d’entre eux établis dans le cadre de donations réalisées du vivant du chef d’entreprise.
Cette hausse s’explique aisément par l’avantage fiscal significatif qu’il procure.
Attractivité du pacte Dutreil : En cas de transmission d’une entreprise, par donation ou succession, le Pacte Dutreil permet de réduire significativement la fiscalité en accordant un abattement de 75 % sur la base imposable aux droits de mutation à titre gratuit, sous réserve du respect des engagements de conservation et de poursuite de l’activité.
Dans le cadre d’une transmission anticipée, lorsque la donation est réalisée en pleine propriété avant les 70 ans du chef d’entreprise ou du détenteur des titres, les droits de donation sont réduits de moitié. Cet avantage peut, par ailleurs, se cumuler avec l’abattement de 100.000 € applicable aux donations parent-enfant (renouvelable tous les 15 ans), permettant ainsi une transmission optimisée.
L’objectif du Pacte Dutreil est d’assurer la pérennité des entreprises en facilitant leur transmission. Ce dispositif repose sur un principe fondamental : le transfert effectif, immédiat ou à terme, du pouvoir décisionnel à l’héritier/donataire.
Transmettre son entreprise tout en préservant ses revenus : une stratégie à sécuriser
En tant que chef d’entreprise, comment initier la transmission de mon entreprise à mes héritiers de mon vivant tout en conservant une source de revenus nécessaire au financement de mon train de vie ?
L’une des solutions consiste à démembrer la propriété des titres en ne donnant que la nue-propriété, tout en conservant l’usufruit. Cette approche permet au donateur de percevoir les dividendes distribués par la société et ainsi de préserver ses revenus après la transmission.
Toutefois, une vigilance absolue est requise pour sécuriser le bénéfice du Pacte Dutreil dans ce cadre.
En effet, pour que l’exonération fiscale soit maintenue, les droits de vote de l’usufruitier doivent impérativement être strictement limités, dans les statuts, aux seules décisions relatives à l’affectation des bénéfices.
Cette exigence découle directement du dernier alinéa de l’article 787 B du CGI, l’objectif du législateur étant de conditionner l’exonération à un transfert réel du pouvoir de direction au nu-propriétaire.
En conséquence, le donateur-usufruitier ne peut pas conserver d’influence décisionnelle au-delà de l’affectation des bénéfices, sous peine de voir l’avantage fiscal remis en cause.
Cette règle ne souffre d’aucune exception ni tempérament :
-Aucune dérogation quant au moment où la limitation statutaire doit être instaurée ;
-Aucune possibilité d’assouplissement au fil du temps.[1][2]
Quelles conséquences en l’absence de restriction statutaire au jour de la donation ?
C’est là que le bât blesse : le bénéfice de l’avantage fiscal obtenu lors de la donation (abattement de 75%) peut être purement et simplement remis en cause par l’administration fiscale.
Mais inscrire cette restriction ne suffit pas. Encore faut-il qu’elle soit formulée de manière rigoureuse et qu’elle demeure en vigueur dans le temps.
Revenons sur ces trois impératifs :
1.Une limitation qui doit impérativement figurer dans les statuts dès la donation…
La jurisprudence considère que cette condition ne peut être remplie si la restriction des droits de vote ne figure pas expressément dans les statuts, mais, par exemple, uniquement dans une délibération d’assemblée générale.
Dans cette affaire, non seulement les statuts ne prévoyaient aucune limitation des droits de vote de l’usufruitier en assemblée générale ordinaire, mais la restriction invoquée résultait d’un acte juridique postérieur à la donation. Cette absence de clause statutaire a entraîné la remise en cause du régime fiscal de faveur (CA Paris 6-3-2017 n° 14/08101 : RJF 7/17 n° 751).
2.Une limitation qui doit être maintenue dans le temps
Encore plus récemment, les juges ont rappelé que la limitation statutaire des droits de vote de l’usufruitier doit être maintenue durablement.
Dans une affaire récente, une donation avec réserve d’usufruit a été réalisée sur des titres d’une société dont les statuts respectaient initialement les exigences du Pacte Dutreil. Mais la société a ensuite été transférée au Luxembourg et transformée en société de droit luxembourgeois, sans que ses nouveaux statuts ne prévoient cette même restriction des droits de vote de l’usufruitier. (Tribunal judicaire de Paris, 23 septembre 2024, n° 19/08754, 19/08757, 19/08768, 19/08772, 19/08775, 19/08776 et 19/08779).
Conséquence : les premiers juges ont confirmé la position de l’administration fiscale visant à remettre en cause l’abattement de 75% dont la famille avait pu bénéficier au titre de la donation…
Pourtant, lors de l’enregistrement des actes de donation, l’administration fiscale avait validé la transmission, estimant que les conditions de l’article 787 B du CGI étaient initialement remplies. L’erreur a donc été de négliger la continuité de la conformité statutaire au fil du temps.
Reste à savoir dans quel camp se positionnera la Cour d’appel de Paris à ce sujet.
3.Une limitation qui doit être dénuée de toute ambiguïté…
Une rédaction ambiguë des statuts peut suffire à remettre en cause le pacte. Certaines formulations laissent entendre que l’usufruitier pourrait disposer de plus de droits qu’il n’y paraît… et c’est là que réside le piège.
Nous avons rencontré des cas où la limitation statutaire des droits de l’usufruitier était bien inscrite, mais vidée de toute portée par des clauses aux contours flous : possibilité d’écarter la restriction « par convention contraire », ou encore des formulations laissant supposer une souplesse dans l’exercice des droits de vote, notamment sur l’affectation des bénéfices.
Une telle rédaction ne respecte pas les conditions requises pour bénéficier du régime Dutreil.
Résultat : un risque fiscal majeur pour ceux qui pensaient sécuriser leur transmission et bénéficier sereinement de l’avantage fiscal. Une vigilance accrue s’impose donc aux conseils avant de franchir cette étape décisive…
L’enjeu est donc clair : aucune approximation ne peut être tolérée lorsque l’on entend bénéficier du Pacte Dutreil. Les statuts doivent être rédigés avec une précision chirurgicale, sans laisser place à la moindre ambiguïté susceptible de fragiliser la transmission.
D’autant que les contrôles fiscaux se font de plus en plus rigoureux sur ce dispositif, et les jurisprudences récentes montrent que l’administration n’hésite plus à remettre en cause l’exonération dès lors qu’une faille statutaire est identifiée.
En pratique, cela signifie que chaque clause des statuts doit être pensée sur le long terme, en tenant compte non seulement des règles actuelles, mais aussi des possibles évolutions du cadre juridique et fiscal.
L’absence de restriction des droits de vote de l’usufruitier dans les statuts, ou une formulation équivoque, suffisent à compromettre l’avantage fiscal et à exposer les bénéficiaires à un redressement lourd de conséquences.
Morale de l’histoire : écrivez-le au bon moment, écrivez-le durablement, écrivez-le bien !
[1] N.B : Cette condition ne fait pas obstacle à ce que les statuts prévoient cette limitation pour une partie des titres de la société ainsi démembrés si cette partie inclut l’ensemble des titres dont la nue-propriété est transmise sous le bénéfice de l’exonération partielle. Dans ce cas, ne bénéficie de l’exonération partielle, toutes conditions par ailleurs remplies, que la transmission des titres démembrés pour lesquels les droits de vote de l’usufruitier sont statutairement limités aux décisions concernant l’affectation des bénéfices.
[2] N.B : En présence de sociétés interposées, la doctrine administrative précise que la limitation des droits de vote de l’usufruitier doit être inscrite dans les statuts de la société dont les titres sont transmis, et non dans ceux de la société dont les titres sont simplement soumis à l’engagement collectif ou unilatéral de conservation.